Electronic

Cleveland Watkiss

Fondateur du trio Project 23, Cleveland Watkiss représentait en 1998, le (…)

Londonien de naissance, Cleveland déclare avoir fait ses premiers pas dans la musique avec l’aide du radio-cassettes de son père, alors qu’il n’a encore que cinq mois. Sa première performance en public, il l’effectue à l’age de quatorze ans, à l’occasion d’un concours de talents locaux. C’est le début d’une carrière musicale riche et variée, qui l’amène tout d’abord à travailler avec Stevie Wonder, Nina Simone, les Who et surtout les Jazz Warriors, une formation réunissant tous les jeunes loups de la nouvelle scène jazz britannique. En 1992, il sort un très bel album d’inspiration jazz, Blessing In Disguise, qui passe totalement inaperçu. L’année suivante, il participe à l’enregistrement du premier album d’Outside pour le label Dorado, Almost In Under His Origin. Un deuxième album suivra. Mais c’est en participant à l’explosion de la jungle à Londres que Cleveland trouve vraiment sa voie. En 1994, il rencontre Goldie et collabore à l’enregistrement de son album Timeless, peut-être bien la première œuvre vraiment importante dans le domaine. Il devient le MC attitré de Goldie, et participe aux soirées Metalheadz ainsi qu’à de nombreux live shows du DJ.
Mais Cleveland a déjà une idée bien précise de se qu’il veut faire. Quand il fonde Project 23, c’est avec l’intention de créer une musique qui fusionnerait soul et drum’n’bass, une musique où le rôle du MC dépasserait la fonction de simple Maître de Cérémonie pour accéder à celle de chanteur à part entière. Cleveland rencontre Marque Gilmore pour la première fois à Londres durant l’été 1993, mais ce n’est que plus tard, quand il l’entend jouer de la batterie sur un titre jungle dans un bar new-yorkais, que naît le concept de Project 23. Il convainct Marque de venir à Londres, où les deux hommes sont rejoints par DJ Lerouge, un sélecteur très actif au sein de la scène drum & bass locale. L’album de Project 23 est enregistré en huit mois et sort en octobre 1996. Au niveau strictement rythmique, le disque est un vrai carnage. Membre fondateur de la Black Rock Coalition à New York puis batteur chez Roy Ayers, Cassandra Wilson, MeShell et beaucoup d’autres, Marque Gilmore semble avoir trouver ici le compromis parfait entre drumming live et programmation. Ajoutez à cela de solides compositions et la voix superbe de Cleveland Watkiss, et ça nous donne l’une des expériences les plus excitantes des 90s en matière de drum & bass.

Professor Bass

Electronic

Dillinja

Dans la jungle luxuriante de la drum’n’bass, il est des noms qui, tout en (…)

Dans les années 90, méconnu du grand public, il est, grâce à quelques maxis, l’un des junglists le plus attendu. Né en 1974, Dillinja alias Karl Francis a grandi à Londres. Il est rentré très tôt en contact avec la musique, suivant le régime très sain imposé par la collection de disques de jazz de sa maman. Dès son adolescence, il se met à s’intéresser aux breakbeats, via l’electro et la old school du hip hop. A l’âge de 16 ans, il crée son propre sound-system. En 1991, il attaque la production et tire 500 copies de son premier morceau Tear Off Your Chest, qu’il vend à l’arraché avec l’aide d’un collègue disquaire.
A partir de là, notre gars ne cesse d’apprendre les secrets du métier et de se perfectionner, tripatouillant à longueur de journée basses et beats. Tout au long des années qui suivent, il lance plusieurs labels : Cybotron, Waveform, Target, Deadly Vinyl, Logic, les plus récents se nommant Valve et Pain, ce dernier créé en collaboration avec son ami Lemon D.
Dillinja a aussi enregistré pour d’autres labels parmi lesquels V Recordings et Philly Blunt, mais il a surtout réussi à se faire accepter par les incontournables du genre, Prototype et Metalheadz - respectivement dirigés par Grooverider et Goldie. On pourra donc entendre quelques unes de ses productions sur les compilations de référence que sont The Prototype Years et les deux volumes des Platinum Breakz. Dillinja a aussi semé quelques faces chez Mo Wax, dont on remix du Only The Strong Survive de DJ Krush et C.L. Smooth - du pur drum’n’bass jazzy monté sur un beat hip hop... un morceau qui fait figure d’alien dans la production du junglist, habituellement destinée aux dancefloors.
« C’est un putain de génie », déclarait Goldie. « De tous, Dillinja est le plus technique (...). Il est tellement impassible vis à vis de ses propres morceaux. Il est toujours en train de se démener pour trouver le son juste. C’est un perfectionniste ! »

Professor Bass

Electronic

Thomas Köner

Regardez-le sur la photo : Thomas Köner affiche la sérénité machiavélique (…)

Köner débute en 1990 sur l’obscur label Barooni avec de longs morceaux ambient, espaces presque vides balayés par le vent glacial de banquises mentales ; des réalisations incroyables, d’une beauté unique due à l’emploi systématique de filtres artisanaux, effets analogiques bidouillés qui répercutent à l’infini le souffle de vibrations acoustiques. Des recherches réparties sur quatre albums solo (dont Permafrost et le grandiose Aubrite), et qui prennent toute leur force sur les vidéos et installations auxquelles elles servent de support...
De cet réclusion en studio, Köner a gardé le meilleur (soit un son unique, vraiment époustouflant) pour la suite de ses manipulations, aux côtés d’Andy Mellwing au sein de Porter Ricks : une suite de maxis vont sceller l’union des rythmes, d’ambient glacial éthéré et de basses extraterrestres. C’est Nautical Dub, techno dub hybride, découverte notamment sur Macro Dub Infection Volume 2, alors que sortait le premier album du duo sur le label Chain Reaction : Biokinetics confirme cette redéfinition totale de la techno, rendue tout à la fois organique, aquatique et spatiale, un lieu neuf où pulsent des beats sourds parcourus de drones.
L’aboutissement de Biokinetics : la sortie sur Mille Plateaux en 1997 d’un album de remixs post-techno du groupe Experimental Audio Research, où les nappes sont hachées et oscillent lentement, un groove unique qui semble devenir la spécialité de Thomas Köner.
Et puis cet ovni, inclassable, somme et dépassement de tout ce qu’il avait fait avant, le lumineux Porter Ricks, regroupant notamment les cinq morceaux Redundance où l’on ne peut s’empêcher de voir un pied de nez à la dance façon Daft Punk et consort : Köner démolit les grooves danceflloors (techno, mais aussi dance-rock) pour enfanter un mutant mouvant, alangui ou vitaminé.
La musique de Thomas Köner enthousiasme, surprend et fait planer la génération Free Party.

bism

Hip Hop

JUNGLE BROTHERS

Avec son l’album Raw Deluxe, sorti en 1997, le groupe le plus sous-estimé du (…)

1997. Cela peut paraître difficile à croire, mais çela faisait déjà dix ans que les Jungle Brothers et le collectif des Native Tongues écrivaient les lettres de noblesse du hip-hop. Dix années tumultueuses, avec des hauts glorieux et des bas déprimants. Mais là où d’autres avaient connu l’ascension et la chute, les Jungle Brothers, eux, combattaient encore. Dans un genre où beaucoup parlaient de longévité mais où bien peu arrivaient à rester sur le devant de la scène, ils avaient réussi à survivre en évitant tous les pièges du business tout en conservant leur intégrité. Et si, comme certains l’affirmaient, le hip-hop était en pleine crise créative, eux ne semblaient pas l’avoir remarqué et cela ne les avait, en tout cas, pas affecté le moins du monde. En 1997, ils revenaient dans l’arène avec leur album Raw Deluxe, onze morceaux plein de beats, de méchantes rimes et de bonnes vibrations.
« Nous avons voulu produire un hip-hop de la plus haute qualité » affirme Afrika Baby Bam. « Ca a pris un moment, mais je pense que nous avons atteint le but que nous nous étions fixé et que le public est plus que prêt maintenant ! ».
Pour retrouver les vraies racines des Jungle Brothers, il faut revenir quelques années en arrière, à l’époque où le hip-hop naissant représentait un esprit 100% positif. Une époque où les graffitis commençaient à envahir les coins de rue, les parcs et les métros new-yorkais, une époque où sévissaient Afrika Bambaataa et sa Zulu Nation (dont les JBs seront plus tard des membres éminents), les Treacherous Three et les Cold Crush Brothers. C’est cet univers qui va servir de cadre aux années d’apprentissage de Nathaniel « Afrika Baby Bam » Hall, Mike G et Sammy (a.k.a. Swett Daddy), qui deviendront bientôt les Jungle Brothers.
« Nous connaissions Red Alert parce qu’il était l’oncle de Mike G. Red faisait régulièrement le DJ au Roxy et venait juste de commencer à faire une émission sur Kiss FM à New-York » explique Sammy. « Il nous amenait toujours à ses soirées et on allait à Kiss FM avec lui ». Après l’avoir observé, Sammy s’est procuré des vieilles platines et a commencé à mixer. Avec le support et les encouragement de Red Alert, il est devenu assez bon pour arriver à remplacer Red quand celui-ci s’absentait. Red Alert les a finalement tous emmené en studio pour qu’ils y enregistrent leur première démo et c’est lui qui leur a arrangé leur premier contrat avec Warlock Records.
Petit à petit, les JBs arrivent à se faire connaître et à gagner le respect du milieu underground, ce qui les pousse finalement à enregistrer un album. Dans un petit studio perdu de Coney Island, ils produisent Straight Out The Jungle, un grand classique du hip-hop qui, tout en restant en marge des productions du moment, contribue grandement à l’évolution du genre. L’album sort en 1988 sur le label Gee Street et contient notamment l’excellent Jimbrowski, un morceau en hommage au meilleur ami de l’homme construit sur un sample du Good Old Music de Funkadelic.
L’année suivante, le trio revient en studio et enregistre un deuxième album, Done By The Forces Of Nature. Le disque est encore plus funky, bourré de scratches, de beats irrésistibles et de textes intelligents d’inspiration pro-black. A cette époque naît le collectif des Native Tongues qui comprend, outre les JBs, De La Soul et A Tribe Called Quest. Tandis qu’Afrika Baby Bam produit le premier album de Monie Love Down To Earth, les Jungle Brothers au complet bossent abondamment avec ATCQ et plus sporadiquement avec De La Soul. Parallèlement à ces collaborations fructueuses, Done By The Forces Of Nature ne se vend pas aussi bien que prévu, malgré ses qualité évidentes.
Durant les trois années qui suivent, l’activité des JBs va s’en trouver réduite. En 1991, ils amènent leur contribution à la musique du film Livin’ Large et participent, aux cotés de Sly & Robbie et de plusieurs membres du P-Funk, à l’enregistrement de l’excellent Third Power de Material, produit et conçu par Bill Laswell.
En 1993, les Jungle Brothers réalisent le génial J. Beez With The Remedy, leur troisième album, qui marque un changement de direction pour le trio. Aux cotés de véritables bombes hip-hop comme

  Forty Below Trooper 

ou I’m In Love With Indica, l’album contient des plages expérimentales absolument hallucinantes qui ne manquent pas de dérouter l’amateur de base.
Les JBs décident alors de repenser leur stratégie. « A l’origine, avec Warner Brothers, on avait mordu à l’hameçon parce qu’on voyait le fric à la clé. Mais quand tu l’obtiens, ce fric, tu réalises que les travaux d’un gros label ne sont rien à coté de ceux d’un label indépendant. Nous avons été avec Warner Bros. pendant quatre ou cinq ans, ils nous ont dépouillé, vidé, alors ça a été fini. Nous avons fait des erreurs, mais cela nous a permis d’apprendre ». Mike G continue : « Ce que nous avons, la raison pour laquelle nous sommes encore ensemble, c’est notre amitié. Si nous n’avions pas été amis et si nous avions juste fait ça pour l’argent, on se serait séparé à l’heure qu’il est. Pour nous, faire partie des Jungle Brothers, c’est une question d’amitié ».
Raw Deluxe marque le retour des Jungle Brothers sur le devant de la scène hip-hop. Un album qui les voit un peu plus vieux, plus sages, plus matures, une évolution spirituelle qui apparait dans leur travail. « Nous sommes chefs de famille maintenant, ce qui nous rend plus responsables vis à vis de nos paroles et de nos actions. Nous réalisons que ce que nous faisons a des conséquences, alors nous faisons attention à ce que nous disons et à ce que nous faisons. Nous nous respectons nous-même et nous respectons les autres, mais cela ne veut pas dire que nous nous sommes ramollis, bien au contraire ! » dit Mike G., Afrika et Sammy approuvent.
Interrogés à propos de leur retour sur le label Gee Street : « Nous sommes de vieux amis, c’est un peu comme si nous revenions à la maison ». Afrika Baby Bam sourit. « Quand nous traitons avec eux, c’est le business, mais nous savons qu’ils travailleront à ce projet du mieux qu’ils le pourront ».
Raw Deluxe est entièrement produit par les Jungle Brothers, à l’exception de deux titres produits par Roc Raider et Djinji Brown (déjà remarqué chez Jean-Paul Bourrely et Shä Key). L’album exhale un parfum de spontanéité, de fraicheur, à l’image du morceau Moving Along dans lequel les JBs tirent leur chapeau aux glorieuses années de la old school. « Nous sommes comme neufs, nous renaissons. Cette vibe, ce feeling présent sur notre album n’est pas quelque chose de forcé, cela nous est venu tout naturellement » explique Afrika Baby Bam.
Dix ans après leurs débuts, les Jungle Brothers ne montrent aucun signe d’affaiblissement, ils peuvent encore envoyer la sauce avec la même fraicheur que dans leurs années d’apprentissage. Le mot de la fin sera pour Afrika Baby Bam : « Nous avons été confrontés à de grosses difficultés, mais nous en sommes venu à bout en renforçant sans cesse notre amitié, et c’est pourquoi nous sommes encore ensemble après toutes ces années. Je suis heureux d’en être là où j’en suis et je pense que Mike et Sammy le sont aussi ».

Discographie

1988 « Straight Out The Jungle » (Gee Street)
1990 « Done By The Forces Of Nature » (Warner Bros.)
1993 « J. Beez Wit The Remedy » (Warner Bros.)
1997 « Raw Deluxe » (Gee Street)

Jazz

Steve Coleman

En 2001, Steve Coleman & The Five Elements sortent « The Ascension To (…)

Plus qu’il n’en fallait pour donner l’occasion à Mr OaT de revenir sur les traces discographiques et autres laissées par ce créateur parmi les plus stimulants de la fin du siècle dernier, et de celui à venir.

Naît en 56, dans la ville de Chicago, le jeune Steve grandit baigné de la multiple et vibrante tradition musicale afro-américaine. A treize ans, son premier sax alto dans les mains, il se passionnera pour Maceo Parker, jouera quelques cinq ans dans des groupes de funk. Puis, c’est la découverte de la plus complexe science onomatopéique d’un autre Parker, le Bird. Cette musique enracinée dans l’urgence de vivre, d’être un homme, d’imiter le chant du phénix (le blues ?), Coleman la désigne aujourd’hui encore comme sa principale influence.
Si l’originalité de sa voix de compositeur/improvisateur peut laisser entendre des connivences avec celles de James Brown, Béla Bartok, de certaines musiques africaines ou de John Coltrane, ce jeu de miroirs musicaux ne peut l’éclairer que partiellement.

New York is the place

Constatant que c’est de New York que viennent les meilleurs musiciens, Steve Coleman se décide un jour de 78 : voyage en stop, quelques mois de galère dans un YMCA… puis il est engagé dans le Thad Jones/Mel Lewis Big Band. Plus tard dans le Sam Rivers Studio Rivbea Orchestra, où il apprend beaucoup en matière de composition et par de nombreux autres, dont le big band de Cecil Taylor.
Pendant quatre ans, il vit de ces cachets et de l’argent gagné à jouer dans la rue avec le trompettiste Graham Haynes et le prototype du groupe qui deviendra les Five Elements. C’est aussi à cette période qu’il découvre les musiques d’Afrique de l’Ouest et la spiritualité sophistiquée qui les nourrit. De cet ingrédient essentiel, souvent méconnu du public et des critiques occidentaux, Coleman tendra dorénavant à faire sa propre synthèse, jusqu’à la musique foncièrement spirituelle qu’il livre aujourd’hui.
Mais dans cet apprentissage pluriel va d’abord se cristalliser une conception musicale basée sur l’interaction. Le mode soliste/rythmique figé par un soi-disant jazz est délaissé, pour systématiquement conditionner l’expression musicale aux règles du dialogue : statut du soliste remis en cause par des rythmiques complexes inévitables, solos simultanés et croisés en tous sens, ainsi de suite. Rien de véritablement nouveau diront certains, quoique…

Everything is on the on

Dès 1981, le sixième élément Coleman et ses acolytes accouchent de leur hybride mutant de jazz, de funk et de sécrétions afronautiques. Du jamais entendu. Ouverte sur son environnement, fortement énergétique, la chose croît rapidement, et tel Godzilla décapitant l’Empire State en s’époussetant l’épaule, écrase sur son passage certains jazz-funk et jazz-rock définitivement dépassés. Ecouter Motherland Pulse (1985) et On The Edge Of Tomorrow (1986) par exemple, indispensables bouillons où entrent en fusion post-néo-bop, P-funk, hip hop et arts martiaux rythmiques - Marvin « Smitty » Smith, bénies sont tes baguettes magiques.
Le lyrisme martial et funky de l’alto de Coleman commence également à se faire entendre sur de nombreux enregistrements, au sein du M-BASE notamment. Acronyme de Macro-Basic Array of Structured Extemporizations (un défi aux discours qui voudraient cerner et intellectualiser leurs musiques), M-BASE recouvre un collectif informel de musiciens aux conceptions et aspirations communes : exprimer leurs expériences à travers une musique principalement basée sur l’improvisation et la structure. Un des fondateurs du collectif, Coleman est avec Greg Osby celui chez qui ces principes fondamentaux sont les plus systématisés. Il deviendra aussi le leader de ce qui ne ressemble plus tellement à un collectif, mais à une marque de fabrique qu’il est maintenant le seul à apposer.

Froid comme la glace

Suivant une évolution perceptible d’album en album, la musique de The Five Elements se radicalise au tournant des 90s, présentant des syncopes de plus en plus radicales, un lyrisme de plus en plus singulier (« Black Science » en 1991, « Drop Kick » en 1992). Une hallucinante gymnastique rythmique, qui pousse à la danse sans user des cognitions musicales les plus consensuelles.
Cette musique tient effectivement d’une certaine discipline, et en tant que telle peut paraître rigide. Cette rigidité, cette froideur, qui s’affirment dans les formes (rythmes casse-cou à la précision chirurgicale, lyrisme détaché des solos), comme dans le son (basse/batterie en avant, sonorités électriques), reflets d’un environnement urbain (toujours New York !), sont aussi les signes de l’altérité revendiquée d’une musique mouvante et inclassable. Une musique qui reste enracinée dans le blues et le bebop, mais refusant de coller à leurs affects datés comme le font trop de zélateurs en manque d’inspiration, préfère en donner une vision perpétuellement contemporaine et personnelle. Et ainsi, affirmer la modernité de leurs discours (et du sien) sans se bercer de l’illusion d’une forme fixe.
Laissez-moi maintenant vous dire qu’étant leader, saxophoniste, compositeur, Steve Coleman doit aussi être considéré comme un chercheur. Ainsi ses lectures et sa rencontre avec le philosophe kémétique Thomas Goodwin vont éclairer les parallèles entre sa sensibilité, ses théories musicales, et celles de certaines cultures anciennes. D’un côté, il développera avec l’aide de l’IRCAM un programme qui intègre certaines de ses théories : Ramses est capable de réagir en temps réel avec des musiciens et d’improviser (un concert en juin 1999 à Paris fut paraît-il très surprenant). Mais Coleman va surtout focaliser son travail sur les liens ancestraux entre musique et mystique.


Les sources du possible

Après ce raidissement de ses lignes de force, la musique de Steve Coleman semble ensuite s’assouplir autour d’elles, changer perceptiblement dans sa manière d’appliquer ses principes, de les prendre au sérieux.
Cette nouvelle évolution doit beaucoup au départ du maître des polyrythmies Marvin « Smitty » Smith, présent depuis les débuts dans un groupe où le personnel évolue constamment. Il cède son tabouret au moins tentaculaire mais terriblement funky Gene Lake. De décembre 93 à janvier 94, Coleman part au Ghana étudier les relations entre le langage et la musique. Ce voyage aura de profondes ré-percussions sur sa musique et sa philosophie. La matière sonore et rythmique se détend et s’étend, tandis que quelque chose se réchauffe dans les sinuosités du jeu de l’altiste. Godzilla serait zen ?
En tout cas les enregistrements studio des Five Elements se fluidifient, pour se rapprocher des performances live - comparer « The Tao Of Mad Phat » (1993) et « Def Trance Beat » (1995) - une musique organique, presque palpable. Un courant incessant qui absorbe également le flow du rap/spoken word des inénarrables freestylers des Metrics. Steve Coleman déclare qu’il a eu du mal à trouver des rappers capables de se poser sur ses géométries rythmiques tournoyantes ; il faut en effet entendre les acrobaties microphoniques de Black Indian, Kokayi et Sub Z pour y croire.
Enfin en 1995, Steve Coleman forme The Mystic Rhythm Society, dans l’optique « d’explorer la structure de l’univers et d’exprimer ces formes à travers la musique », pas moins. Le premier concert de cette formation pluri-culturelle, enregistré à Paris, paraît parfois confus et imprécis par rapport aux autres enregistrements du saxophoniste. Mais c’est en cette Mystic Rhythm Society que vont mûrir les transformations passionnantes de sa vision musicale.


Esprits dans la diaspora

1995 est semble-t-il une année décisive. Steve Coleman emmène son groupe à Cuba pour une confrontation avec la tradition yoruba, dépositaire d’une science musicale oubliée en Occident. C’est Francisco Zamora Chirino et sa formation AfroCuba de Matanzas, éminents gardiens de cette tradition (et de nombreuses autres, le tout formant la santeria), qui seront les vecteurs de cette transmission de la métaphysique d’une culture.
Coleman déclare alors : « …nous n’essayons toujours pas, de jouer de la vrai musique africaine, mais l’aspect relationnel de notre musique est influencé par l’Afrique. » C’est toujours cette priorité donnée à l’interaction qui aura permis la rencontre véritable que documente l’époustouflant The Sign And The Seal. S’éloignant du côté démonstration de mises en place impossibles avec laquelle il flirtait parfois, Coleman s’attaque plus explicitement au cœur de la question musicale, sans épuiser la musique à force de théories. Les deux formations se rejoignent sur « l’idée africaine d’exprimer l’univers et les forces de la nature à travers le son, les configurations rythmiques/tonales… ». La Mystic Rhythm Society (rythmique, saxs/trompettes, rapper), les chants religieux et percussions traditionnelles (exprimant la vision du monde yoruba ravivée par AfroCuba de Matanzas) imbriquent leurs cycles multiples, et communiquent au sein de ce nouveau tissu de relations. Se produit alors une musique soucieuse de son discours sur et avec le monde (le signe et le sceau), des rapports entre fond et forme. Consciente de sa capacité à signifier son environnement. Et s’il est bien sur question de technique et de technologie, on est avant tout frappé par sa sensibilité tendue, son sérieux festif. En gros, c’est une vraie tuerie.


Passages

« Je passe en fait tout mon temps à penser à la vie, et ensuite en tant que musicien, j’essaye d’utiliser cet art pour exprimer ces idées philosophiques symboliquement. » Après Cuba, d’autres voyages viendront nourrir la quête de Steve Coleman. Avec ou sans son groupe, il ira au Brésil, au Sénégal, en Inde, en Egypte. Aucun enregistrement n’en résultera ; seulement la rumeur d’un disque avec des musiciens sénégalais qui n’a pas vu le jour. Néanmoins les albums que Steve Coleman sortira ensuite s’inscrivent clairement dans la continuité de The Sign And The Seal.
Genesis, sur lequel figure un big band cuivres/percus/cordes baptisé le Council of Balance, sort en 1997. Pour la première fois, on entend la musique de Coleman jouée par un grand ensemble. Et c’est une nouvelle claque. Enorme. D’une densité rare, cette longue suite calquée sur les sept jours de la création selon la Genèse respire néanmoins d’un souffle profond et reste équilibrée. Des passages suffisamment aérés permettent de récupérer de ces profondes inspirations de funk yoruba et de mystique coltranienne. L’album des Five Elements qui accompagne cet opus s’intitule The Opening Of The Way, tout un programme. Ces polyrythmies inouïes (plus souples et complexes avec l’arrivée de Sean Rickman à la batterie) pourraient bien être les images actives des cycles primordiaux que Coleman prétend utiliser comme modèles.

Vers la lumière ?

La musique procède-t-elle d’une source unique, aux manifestations infinies ? On peut le croire à entendre le dynamisme des syncrétismes américano-africains survivants, et ce que l’on nomme communément le groove. Même si on ne reconnaît pas la musique, on le reconnaît, lui : hip hop, géométrie, danse, angles tranchés et arrondis étendus.
Coleman s’est intéressé aux formes les plus codifiées de ces musiques, et a découvert des correspondances - arithmétique, harmonie, géométrie, spiritualité.
« Dans les sociétés anciennes, ils pensaient de cette manière, c’est pour cela qu’ils étaient capables de faire des choses que nous ne comprenons même pas aujourd’hui… Même l’art et la science étaient fusionnés. Il n’y avait pas l’ « art » tel que nous le connaissons maintenant. Tout était art, science, vous voyez, religion – tout cela était fusionné en une grande « science sacrée »… C’est en quelque sorte la route ou le chemin que je suis, le chemin qu’ont suivi des gens comme Muhal (Richard Abrams), ou John Coltrane. Personne n’en parle, parce qu’ils choisissent de parler de « quelle note tu as utilisée sur cet accord »... »
Paru en 1998 et 2001 mais issus de séances d’enregistrement proches et de réflexions similaires, The Sonic Language Of Myth et The Ascension To Light sont constitués de véritables études sonores - phénomènes naturels ou symboles religieux. L’instrumentation est foisonnante (respectivement double quatuor cordes/chanteur ou quintette de vents, sur certains morceaux), contribuant au renouvellement du son Coleman. Sur The Ascension To Light qui me semble globalement plus réussi, une pipa (luth chinois), un harmonica (le jeune Grégoire Marret) ou le sax ténor fiévreux de Gary Thomas, que l’on retrouve avec plaisir, viennent aussi enrichir la texture sonore sans nuire à sa fluidité.
La musique de Coleman, architecture mouvante de lignes martiales, reste immédiatement identifiable. Elle affirme de plus en plus ce lyrisme étrangement passionné et distancié à la fois, ou s’emporte dans des improvisations collectives (« The 42 Assessors » qui rappelle Sun Ra, c’est dire si vous devriez vous méfier…). Ce qu’elle perd peut-être en impact et en chaleur brutale, elle le gagne en sophistication. Et que l’on connaisse les subtilités conceptuelles qui la sous-tende ou pas (« Instantaneous » à quatre voix (saxes, trompettes) ou les irrésistibles balancements de « Polarity And Equilibrium In A Fluid » et « Embryo »), elle reste simplement, indéniablement, belle.

On a pas parlé de politique, on a écarté le sujet, mais on aurait pu (on aurait du ?). Comment une telle radicalité dans la démarche et dans l’expression d’un musicien, se sont-elles accommodées des exigences de l’économie ? Bien plus, tu l’auras compris complice lecteur si tu m’as suivi jusqu’ici, la vision de Coleman pousse à un regard nouveau sur le commun des productions musicales. Concrètement, on aimerait par exemple en savoir plus sur les rapports entre Coleman et BMG. On se doute que l’indépendance dont il jouit fut acquise après des années de travail et d’intransigeance. On constate l’importance de son manager Sophia Wong, le sérieux des équipes de production américaine puis française depuis 1995.
Mais c’est bien de musique dont il s’agit, seulement de musique. Et si certains peuvent être effrayés ou refroidis par son inhabituelle densité, elle n’en est pas moins précieuse aux yeux des mélomanes téméraires. D’autant plus précieuse qu’elle est rendue rare par l’inconséquente course au profit qui sévit dans les départements jazz des grosses maisons de disques aussi bien qu’ailleurs. Alors profitez-en, c’est pas encore illégal. Et pour finir, laissons la parole à M. Coleman lui-même, parlant musique :

« Et tu vois, une force pour les choses positives. Je pense qu’il est possible qu’elle ait un effet d’expansion spirituelle. Je sais que c’est l’effet qu’elle a eu sur moi. Ils appellent ça soul, ou ceci ou cela. C’est quelque chose de plutôt insaisissable… C’est quelque chose de tellement puissant, c’est comme la musique de Coltrane. Tu détestes ou tu aimes… Cela peut être trop fort pour toi, vraiment trop. Je cherche ce genre de truc qui explose sur la conscience. »

Mr Oat (Scratch n°15 / 2002)

Discographie non exhaustive 

STEVE COLEMAN GROUP
« Motherland Pulse » (JMT, 1985)

S. C. & FIVE ELEMENTS
« On The Edge of Tomorrow » (JMT, 1986)
« Black Science » (RCA Novus/BMG, 1991)
« Drop Kick » (RCA Novus/BMG, 1992)
« The Tao of Mad Phat » (RCA Novus/BMG, 1993)
« Def Trance Beat » (RCA Novus/BMG, 1995)
« The Sonic Language of Myth » (RCA Victor/BMG, 1998)
« The Ascension to Light » (RCA Victor/BMG, 2001)

S. C. & METRICS
« The Way of the Cipher / Live at the Hot Brass » (RCA Groovetown/BMG, 1995)

S. C. & MYSTIC RHYTHM SOCIET
« Myths, Modes and Means / Live at the Hot Brass »
(RCA Groovetown/BMG, 1995)
in collaboration with AFROCUBA DE MATANZAS
« The Sign and the Seal » (RCA Victor/BMG, 1996)

S. C. featuring THE COUNCIL OF BALANCE & F. E.
« Genesis / The Opening of the Way » (RCA Victor/BMG, 1997)

Jazz

David Murray

Le Roi David, comme l’appelle la critique jazz, est sûrement, avec les deux (…)

A l’occasion de la venue à Marseille de la Fo Deuk Revue en 1997, l’écrivain-poète-dramaturge-essayiste - et j’en passe - Amiri Baraka montait sur scène à ses côtés. A Scratch est revenu l’honneur d’interviewer ces deux géants de l’art afro-américain - et de l’art tout court, d’ailleurs... Nous vous livrons donc un entretien plein de punch avec un David Murray qui, comme à son habitude, fait preuve d’autant de liberté et de sincérité dans ses réponses que dans son jeu...

Scratch : « Comment est née la Fo Deuk Revue ? »

David Murray
« Ce projet est né d’ateliers que j’ai faits pour le festival des Banlieue Bleues. Ces ateliers consistaient à travailler avec les banlieues de Paris, avec les différents groupes ethniques qui y cohabitent. Je sais qu’à Paris, il y a tous les groupes ethniques à l’extérieur de la ville. Marseille, ça ressemble beaucoup plus à Oakland (California) car ici, tous les groupes ethniques sont en plein centre ville. »

« Avez-vous du adapter votre jeu à celui des musiciens africains qui vous accompagnent ou la rencontre s’est-elle passé naturellement ? »

Ce que j’espère avoir réussi, les choses ne sont pas parfaites, bien sûr... mais ce que j’essaie de faire avec Hugh Ragin et Craig Harris sur le front cela en fait partie… Nous n’adaptons pas notre façon de jouer tant que ça. Ce que nous essayons de faire, c’est de mettre à l’aise les musiciens pour pouvoir apprendre les morceaux ensemble, nous essayons d’ajouter des choses à leurs chansons au travers d’une section cuivre qu’il n’y avait pas auparavant. En fait, nous essayons de jouer sur un même niveau d’intensité. C’est comme Baraka : quand il commençait à réciter ses poèmes, certains des gars du groupe se mettaient à jouer doucement comme si c’était une cocktail party. Je leur ai dit : « Non ! Quand Baraka rentre, jouez comme quand vous jouez derrière mon solo, car lui aussi, il en fait un et à n’importe quel moment, Baraka peut être aussi bruyant que l’un d’entre vous. Il peut prendre le dessus, il vient, il rentre et puis il ressort ». J’ai remarqué ça hier soir. C’était la première fois qu’on jouait avec Amiri. C’est comme dans une pièce de théâtre quand quelqu’un est narrateur... Mais lui fait aussi partie de la conscience sociale, il est comme le battement de coeur d’une pièce ou d’un film. C’est comme le gars qui dit : « OK, qu’est-ce qu’il y a derrière cette porte ? » et lui, il lui dit seulement ce qu’il en pense : « Il y a un monstre derrière cette porte, ne va pas derrière cette putain de porte ». Il est comme notre conscience sociale, notre cerveau. »

« Allez-vous continuer à jouer avec Amiri Baraka ? »

« Hier, c’était la première fois qu’il jouait avec nous car en réalité, il n’était pas présent quand nous avons enregistré le disque. Ses textes ont simplement été rajoutés par dessus, et il ne faisait donc pas partie de l’expérience africaine que nous avons vécue quand on a fait le CD à Dakar. Mais c’est lui qui, le premier, m’a parlé d’aller dans les îles de Gorée... S’asseoir dans les cellules des esclaves... c’est lui qui m’a fait rentrer dans le truc, qui a voulu faire ça. Lui, il y était déjà allé avec son fils Ras. Moi, ce n’est que deux ans plus tard que j’ai eu l’occasion de m’y rendre. La raison pour laquelle je voulais qu’Amiri soit sur l’album, c’est que j’ai toujours suivi son inspiration, il est comme la conscience sociale de l’Amérique Noire. C’est le premier leader black américain qui n’ait pas été tué, d’abord, et il est toujours là. Donc je me dois de le suivre. C’est comme ça. Il se faisait déjà beaucoup entendre quand les autres étaient là. »

« D’autres ont été inspirés de la même façon, comme Joe Bowie qui a enregistré avec des musiciens des îles de Gorée, de même pour Archie Shepp. A propos du Retour en Afrique prêché par de nombreux leaders noirs aux Etats Unis, il semble y avoir une certaine différence entre la façon dont les Afro-Américains s’imaginent l’Afrique et la réalité… »

« C’est un bon commentaire. Dans un poème qu’Amiri Baraka a récité hier soir, il est dit : « Fais attention au fantôme, fais attention Afrique, le fantôme va t’attraper ! ». Vous savez, la plupart des pays d’Afrique sont devenus indépendants en 1960-62. Pour moi, cela s’est passé trop tôt, ils n’avaient pas encore le savoir-faire, la capacité d’être indépendants. Ils venaient à peine d’envoyer leurs fils à l’école, ils n’avaient pas encore la technologie nécessaire pour être libres.
Il y a beaucoup d’animosité entre ces fils, qu’ils ont envoyé dans de grandes écoles, des institutions, et nous. J’ai été à l’école avec eux, Baraka a été le professeur de certains d’entre eux. Il y a des différences, et vous entendrez beaucoup de choses négatives à propos du discours entre les Africains-Américains et les Africains. Mais en gros, ça n’importe pas beaucoup car le vrai problème, c’est que les deux parties sont toujours dans une période critique, toutes les deux sont dans le chaos. Pour moi, c’est comme mon fils qui pleurniche... Ils ressemblent à des gosses qui pleurnichent. C’est comme ça, ils se plaignent sans raison. Ce qu’il faut, c’est que le savoir-faire revienne en Afrique pour développer le pays. Je sais qu’il y a beaucoup de gars qui sont venus en Amérique pour étudier, qui y ont rencontré des filles blanches et qui ont maintenant une famille dans le Massachusset, et ils sont professeurs à l’université. Mais ils n’ont pas fait ce que leurs pères leur demandaient de faire. Ca, c’est aussi un problème, on peut aussi parler de ça, il y a plein de petits discours parallèles. Mais dans l’ensemble, ce que nous avons entrepris de faire n’a pas encore été accompli, donc personne n’a vraiment de réponse. En fait, on raconte tous n’importe quoi... personne n’a vraiment la réponse. »

« En Afrique, il y a beaucoup de gens qui étudient la philosophie, la sociologie et toutes les sciences humaines, en plus de ceux qui étudient pour devenir ingénieurs, pour acquérir le savoir-faire dont vous parlez pour reconstruire leur pays. Ils comptent sur l’Europe pour faire ça. Mais au Zaïre par exemple, quand ils voient débarquer des Afro-Américains, ils réagissent de la même façon qu’avec des Européens, parce qu’en fait, vous leur semblez bien différents de tout ce qu’ils sont maintenant. »

« Et vous savez pourquoi ? Parce que quand un type est dans la misère et qu’il voit que j’ai de l’argent (il sort un billet), il se dit : « Lui, il est Européen, il a de l’argent. » C’est ce qu’il se passe. Mais ce n’est pas dur de gagner de l’argent, il suffit de réfléchir pour cela. Je ne vais pas gagner de l’argent en vendant des montres dans la rue, je ne le ferais pas. La raison pour laquelle ils me voient comme ça, c’est parce que j’ai des billets et que c’est ce qu’ils veulent. Quand je vais à Dakar, j’ai dix personnes qui me suivent dans la rue pour essayer de me vendre toutes sortes de choses. Je me retourne et je leur dis « J’ai pas volé d’argent ! ». Mais ils me suivent quand même. Puis y a un blanc qui se pointe, il marche à côté de moi, on est au même hôtel, on marche jusqu’à l’hôtel ensemble car je le connais. Alors je leur dis « Pourquoi vous ne lui demandez pas d’argent, à lui ? » et ils disent « Oh, il va pas nous en donner » et je leur réponds « Pourquoi pas ? » « Parce qu’il veut pas de ça... » « Qu’est-ce qui vous fait penser que moi, j’en veux ? » « Parce que toi, tu es afro-américain, tu es lié à l’Afrique... » Et moi, je me dis que c’est pousser un peu trop loin le truc. C’est pas pour ça que je vais acheter des choses dont je n’ai pas besoin. »

« Que pensez-vous de la participation de Positive Black Soul au projet ? Quelle a été leur contribution ? »

« Nous avons fait des ateliers à Paris avec les PBS, ils ont travaillé avec des rappers de la Courneuve. Le rythme de leur rap est très bien. A mon avis, le wolof est une très bonne langue pour rapper. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’ils peuvent bien raconter. De temps en temps, je sais un peu de quoi ils parlent mais en général, je n’en sais rien du tout ! Tout ce que je sais, c’est qu’au niveau du rythme, ça sonne bien. »

« Il y a quelques mois, vous avez travaillé avec le Grateful Dead de Jerry Garcia. Pensez-vous qu’on ait pu assimiler votre jeu très souvent libre à la musique psychédélique du Dead ? »

« Quand j’ai travaillé avec le Grateful Dead, Jerry m’a dit : « Tu es le Jimi Hendrix du saxophone ». Dans le rock, ils avaient besoin d’une icône qui était noire, qui était différente, ils avaient besoin de Jimi Hendrix. Ils en avaient besoin et ce n’est peut-être même pas l’Amérique noire qui l’a fait. Ce sont les américains en général. Ils voulaient avoir un autre type de héros. Ils ne savaient pas trop quel genre de héros ils voulaient mais ils voulaient quelqu’un de psychédélique. Ils voulaient un mec qui pouvait aller dans les émissions et faire « Ouais, mec c’est cool ! » C’est pourquoi l’Amérique voulait voir un héros black américain à l’époque. Avec le truc des beatniks, ils avaient besoin d’un héros black et c’est lui qu’ils ont pris. Mais la conscience sociale noire n’y était pas. »

« Vous avez l’impression qu’ils vous ont demandé de travailler avec eux juste parce qu’ils avaient besoin d’un musicien noir ? »

« Non. La raison pour laquelle j’ai joué avec Grateful Dead, c’est qu’ils étaient sur un projet de comédie musicale. Ils avaient besoin d’un musicien de jazz comme moi qui pouvait composer, écrire et orchestrer de la musique. Alors ils m’ont intégré au projet. Taj Mahal et Bob Weir avaient besoin de mon savoir. Quand ils ont besoin de vous, ils vous appellent (Baraka acquiesce).

« A propos de Jerry Garcia, il a joué sur l’album « Virgin Beauty » d’Ornette Coleman. C’était parce qu’ils avaient besoin d’un musicien bluesgrass ? »

« Jerry Garcia se situe au-delà du bluesgrass... il est d’abord auteur-compositeur. Pour moi, lui et Bob Dylan sont les compositeurs blancs américains ayant le mieux réussi à écrire et à chanter des chansons révolutionnaires qui parlent du système d’une façon pas très positive. Mais aucun des deux n’est un grand chanteur, ils sont de grands compositeurs. C’est pourquoi des gens comme Hendrix ont toujours tiré leur chapeau à Bob Dylan. Une fois, je me trouvais chez Bob Weir et Bob Dylan a appelé, il voulait lui parler. C’est moi qui ait répondu et il a dit « Ehh, je vous connais… » Donc, on a eu une petite conversation. Je l’ai reconnu car il parle et il chante de la même façon. Ce mec est original, son chant est plutôt parlé. Et la voix de Jerry est pareille, c’est pas comme la voix de Julio Iglesias. Mais c’est le contenu qui compte. Quand vous écoutez la musique de Jerry, c’est pour le contenu de ce qu’il raconte... et il dit des choses vraiment fortes ! »

« Parlons un peu de hip-hop. Vous avez joué sur un morceau d’un album de The Roots. »

« J’ai joué sur trois morceaux de The Roots, mais ils n’en ont gardé qu’un sur l’album ! Ils m’ont raconté des trucs comme quoi la maison de disque leur a coupé, qu’elle ne voulait pas que je sois dessus. Mais ils voulaient que je joue d’une certaine façon. J’ai commencé à jouer assez simplement, j’ai essayé de jouer quelque chose de produit sur le morceau, mais ils m’ont dit « Non, ce n’est pas assez hard, on veut quelque chose de heavy, plus avant garde ». Donc, finalement, j’ai joué le morceau le plus sauvage que je pouvais et là, ils m’ont raconté que la maison de disque ne voulait pas tout mettre sur l’album. C’est là que je leur ai dit « Eh, les mecs, c’est vous qui m’avez dit de jouer free ! » Donc, ça m’a un peu surpris qu’ils ne mettent pas tout dans le morceau, qu’ils coupent mon truc autant. J’ai enregistré trois morceaux et ils en ont utilisé la moitié d’un ! Ils n’ont mis que le solo dessus, ils n’ont même pas mis la partie où je jouais avec eux. Je joue tout seul. »

« Oui, on était plutôt déçu quand on a écouté ça… »

« Et moi donc ! Je jouais en même temps qu’eux (il fait un beat box), j’étais dans le rythme avec eux, mais ils m’ont mis en solo sur le disque... Je suis tombé sur eux à la Villette à Paris, ils m’ont fait « Ouais, la maison de disque nous emmerde ». Je leur ai dit « Je ne sais pas. C’est eux qui vous prennent pour des cons ou c’est vous qui me prenez pour un con ? » Quelqu’un ne voulait pas me mettre sur l’album. »

« Quand nous avons interviewé les Roots, nous leur avons posé la question. Ils nous ont dit que c’était une question de format, que le CD doit avoir une durée limitée. Ils ont même dit qu’ils sortiraient une version intégrale du morceau en maxi. »

« Ouais ! En 2012 ! (rires) N’y comptez pas trop. C’est des bons gars, je les aime bien, mais ils sont jeunes. »

« Y a-t-il des choses que vous aimeriez faire, des gens avec qui vous aimeriez travailler ? »

« J’ai un projet en cours. Je vais enregistrer six CD en trois ans - « Fo Deuk Revue » est le premier des six. En octobre, nous allons faire le deuxième en Guadeloupe et en Martinique. Nous allons travailler sur la musique de Guakar et de Bel Air, avec Gérard Lequel, le guitariste de Guakar, et avec des percussionnistes de Bel Air. Nous allons jouer avec un chorale créole sur des chansons créoles avec le gars qui écrit pour Cesaria Evora. Nous devons collaborer avec lui et faire un album en octobre. En décembre, nous devons retourner à Dakar et faire la Fo Deuk Revue 2. Nous allons travailler avec des musiciennes de Dakar. Nous aurons sûrement la même section rythmique américaine. Nous ferons d’autres spectacles et finalement, cet autre groupe émergera avec ce groupe et ce sera un vraie revue avec des hommes et des femmes. Nous allons embarquer cinq femmes : une américaine qui chantera en anglais, trois chanteuses, et une djembéiste qui est la petite fille de Doudou (N’Diaye Rose) et qui vit aux States. Doudou est le premier musicien en Afrique à vraiment intégrer les femmes, à les faire jouer du sabar. Cette fois, ce sera différent, nous irons directement sur le terrain. Il y a un groupe de musiciennes qui vivent dans le bush, nous allons essayer de les faire jouer. Nous voulons essayer d’intégrer plus de femmes et d’être plus authentiques. Pour moi, on n’a pas une vraie revue à moins d’avoir au moins cinq femmes sur scène. Nous essayerons d’avoir deux danseuses aussi. Donc, j’espère qu’en tout nous serons une vingtaine sur scène pour la Fo Deuk Revue. »

« Pour parler encore un peu de hip-hop, est-ce que votre collaboration avec les Roots… »

« Tu sais, j’aime bien le hip-hop, mais je crois que ça passe mieux quand je ne comprends pas la langue car la moitié des rappers, de nos jours, ne racontent rien. Donc je préfère qu’ils parlent une autre langue. Ainsi, je peux tolérer ce qu’ils racontent. Ca peut paraître un peu méchant, ce que je dis. »

« Vous connaissez Michael Franti des Disposable Heroes Of Hiphoprisy ? Lui, c’est un bon, ses paroles sont bien différentes de toutes les conneries qu’on entend d’habitude. »

« Je vois ce que vous voulez dire. Il y a des gens dans tous les pays qui ont du talent mais on n’en entend pas parler. Personnellement, je me fous de savoir si ces types ont un gros flingue ou un gros pénis. Je n’ai pas envie d’entendre « Je suis un gangster, je suis un dur… » Ce genre de trucs, je m’en bats les couilles !!! Moi, je ne sais pas rapper, c’est pour ça que je ne peux pas parler de la taille de mon pénis. Mais bon, en réalité, tout le monde s’en fout de la taille de mon pénis. Nous avons avec nous un rapper qui s’appelle Big Brother Hakeem, il travaille avec Dee Nasty. Il était sur la tournée avec nous, il est partie la semaine dernière. Il rappe en arabe. Il a de bonnes paroles... enfin, c’est ce qu’on m’a dit car je ne parle pas arabe. Mais le rythme de son rap est très bon, c’est frais. Si je ne comprends pas la langue, j’essaie d’avoir le texte bien sûr, comme j’ai fait avec Positive Black Soul. Ils me donnent un texte et ensuite, ça peut me prendre un bon moment pour en avoir une traduction. Et quand j’en ai enfin une traduction, je n’aime plus beaucoup le texte. C’est le rythme qui m’intéresse. Si un rapper a un bon rythme, ce qu’il dit m’importe peu. Et puis s’il reste avec nous, s’il traîne avec nous pendant un moment, il finira par changer le contenu de ses textes de toute façon. Ses textes deviendront plus politiques s’il traîne avec nous. Il faudra qu’il raconte des choses plus intéressantes que « Je suis un tueur, blah, blah, blah… » Il faut que les rappers grandissent aussi, ils doivent devenir plus mâtures, grandir socialement et politiquement. Ils doivent côtoyer des gens différents. C’est comme les PBS : ils me respectent, je suis plus vieux qu’eux, j’ai 42 ans, eux ils ont la vingtaine... Je ne sais pas, mais depuis qu’ils côtoient des gens comme Baraka ou moi, ils ont changé leurs paroles. Quand ils sont arrivés, c’était « Oui, je suis le meilleur... passe-moi ce putain de mic… » Laisse tomber ! Si vous voulez traîner avec nous, vous ne pouvez pas dire ça, vous devez changer les paroles. Nous devons éduquer ces jeunes... On les prend avec nous et ils changent, parce qu’ils savent qu’il le faut. »

« Avez-vous des projets strictement jazz ? »

« Des projets jazz, j’en ai réalisé environ deux cents... Donc, pour le moment, je ne me concentre pas vraiment là-dessus. J’ai eu un coup de fil de Impulse Records l’autre jour, ils veulent que je revienne chez eux et que je les représente. Donc, je vais faire des disques jazz comme si j’étais vraiment dedans. Ils ont besoin de quelqu’un qui soit un peu dans l’avant-garde, qui joue free. J’aimerais pouvoir tuer ces connards car ils m’ont arnaqué pendant vingt ans... New York m’ennuie, même la politique à NY est ennuyeuse, c’est pourquoi je suis venu vivre à Paris. A NY, en jazz, il y a ce gars qui s’appelle Winton Marsalis. J’aime bien ce qu’il fait. Il fait un peu de chichis, mais ça va ! Il y a un tas de gars qui veulent l’imiter, ils vont sur scène avec un certain costume, ils croient qu’ils ont trouvé la formule magique, ils veulent jouer un certain style de musique. Mais ils ne se rendent pas compte que si ce qu’ils jouent est aussi mauvais, c’est parce qu’ils n’y connaissent rien. Ils n’ont pas encore vécu, ils n’ont même encore jamais fumé un joint ! Leurs femmes ne se sont pas fait avorter, ils n’ont rien vécu ! Alors qu’est-ce que vous voulez qu’ils jouent ? Tout ça, ça compte, vous voyez... Les gens ne se rendent pas compte de ce qu’est la vie. La vie d’un musicien influe beaucoup sur sa musique, et si tu n’as pas ta propre histoire dans ton cœur, ça va sonner comme l’histoire de quelqu’un d’autre ! »

« Si vous écoutez le dernier disque de Buckshot LeFonque, les solos de sax sur l’album, et en particulier sur la chanson « Another Day », ça sonne très académique. Branford passe de la partie « A » à la partie « B » avec un arpège téléphoné pour lier les deux. Votre façon de jouer, par contre, n’est pas du tout prévisible. »

« Je vois ce que vous voulez dire. Un saxophoniste de jazz peut jouer bien au-dessus des accords, il doit prendre des libertés. J’essaie de créer un nouveau langage avec mon sax, comme Ornette Coleman. Quand Coleman a commencé, il est arrivé avec un nouveau langage et les gens ont du apprendre à parler ce langage, à se retrouver dedans. On communique une émotion. Mais on peut le faire d’une façon plus académique si on veut, on peut reprendre Charlie Parker si on veut mais moi, ça ne m’intéresse pas de le reprendre, ni Coleman d’ailleurs. Ce que je veux faire est d’un autre niveau. Je veux parler un langage populaire. Mais en fait, c’est quoi, parler un langage populaire ? j’aimerais bien savoir. Pourquoi est-ce qu’un type qui rentre dans la religion parle des langues africaines qui sont éteintes, qui n’existent même plus ? Moi, j’ai grandi avec la Church Guide of Christ, et parler un langage populaire est naturel. Les gens parlent des langues qu’ils ne connaissent pas, des langues anciennes qui n’existent plus, comme le latin, par exemple. Personne ne se ballade en parlant le latin de nos jours, mais ces gens parlent des langues encore plus anciennes que le latin. Comment voulez-vous qu’ils connaissent ces langues ? En fait, ils ne les connaissent pas mais ça fait partie de la progression de l’homme sur cette planète. L’autre jour, Amiri Baraka me disais que tout ce que ces gens voulaient dire, en fait, c’est « Je suis, je suis moi, je dis quelque chose... J’existe ! », c’est tout ce qu’ils disent... Le problème, pour en revenir à ce que vous disiez sur Brandford, c’est qu’il a fait le choix conscient de sonner impersonnel, neutre. C’est un choix, peut-être, mais j’estime que si, à trente ans, on n’a pas de son propre, il faut faire autre chose... Il faut dire « J’existe, je suis là ! »

« Vous avez dit que vous ne vouliez pas être samplé. Cela vous est-il déjà arrivé ? »

« Non, je ne crois pas. »

« Et si c’était le cas ? Si le morceau était bon, que feriez-vous ? »

« Ca ne serait pas assez important pour que je porte plainte. Autrefois, j’étais dans un groupe qui s’appelait Notations of Soul et nous avions écrit cette chanson, Love Machine. L’ingénieur du son l’a donné aux Miracles et ils ont joué Love Machine : « I’m just a love machine / I don’t work for anybody but you… » C’est moi qui ai écrit cette chanson mais je n’ai pas reçu de royalties. Mais c’est une question d’interprétation. Si j’étais allé au tribunal, le juge aurait dit « Ce gars n’y connais rien ». Il n’y a pas vraiment de recours. Avec les samples, le problème est probablement le même, je ne pourrais pas porter plainte car les samples sont indéfinissables. Nous allons devoir attendre l’an 2000 et là, peut-être bien qu’ils vont mettre les choses au clair et définir qui doit quoi et à qui. Je n’en sais rien. C’est un domaine nouveau pour moi. »

interview
DJ Stiff
traduction
Miss Caro.
mixage
DJ X.

Jazz

Medeski, Martin & Wood

En 1997, avec déjà trois albums remarquables à son actif, ce passionnant (…)

Tout d’abord, avant de spéculer sur les qualités évidentes des hautes oeuvres du trio, je pense qu’il serait utile - et instructif - de vous présenter succinctement nos trois lascars, histoire de savoir de qui on parle.
Originaire de Floride, John Medeski a commencé à étudier le piano et a travaillé avec Jaco Pastorius et Mark Murshy avant de partir à Boston en 1983 pour le conservatoire de Nouvelle Angleterre. Il a travaillé par la suite avec Dewey Redman, Christopher Holliday et le Either Orchestra, et joue de l’orgue pour la première fois avec le chanteur de blues Mr Jelly Belly. En 1991, il part à New-York où on l’entendra notamment avec les Lounge Lizard de John Lurie, le bassiste Reggie Workman et le groupe de John Zorn, Masada. Début 1994, il enregistre un excellent album en collaboration avec le guitariste Dave Fiuczynski dans une veine jazz-funk-rock, album sur lequel on retrouve notamment Michelle Johnson (alias Meshell Ndégé Ocello, utilisée ici à contre emploi) et le batteur Gene Lake.
Billy Martin, lui, est originaire de New-York. Dans ses premières années d’études, il s’intéresse autant à la batterie classique qu’aux percussions afro-cubaines. Ses connaissances très complètes dans l’art du drumming ont naturellement amené Martin à collaborer avec Bob Moses qui fit enregistrer le jeune percussionniste sur trois de ses albums. Ils enregistrent aussi un très bon disque en duo en 1987, Drumming Birds sur ITM Records. Billy Martin a aussi été entendu aux côtés de Chuck Mangione, Ned Rothenberg, ainsi qu’au sein du Masada de John Zorm, et il a fait partie de Lounge Lizard durant trois années.
Chris Wood est né dans le Colorado. Il a commencé par étudier la basse, autant classique que jazz. Après être entré au conservatoire de Nouvelle Angleterre en 1989, il suit à peu près le même parcours que Medeski à Boston et en 1991, il part lui aussi pour New-York. Musicien désormais très sollicité de la scène jazz down-town, il jouera avec les Jazz Passengers, le trompettiste Jack Walrath et les guitaristes Marc Ribot et Elliot Sharp.
Martin, Medeski & Wood travaillent ensemble en tant que trio depuis 1992. En août 1993, ils rentrent en studio et enregistrent leur premier album It’s A Jungle In Here avec Marc Ribot dans le rôle de l’invité de marque. Cet album, excellent, mo,Etre déjà l’intérêt du trio pour une musique à l’esprit résolument funky, réinventant là où on ne l’attendait pas la notion pure et jouissive d’un groove dansant et dynamique. Et c’est en 1994, avec son second disque Friday Afternoon In The Universe que le trio démontre véritablement l’ampleur de son talent. Partis d’une formule rendue autrefois populaire par Jimmy Smith, Medeski, Martin & Wood utilisent la structure du trio d’orgue (où la basse aurait remplacé la guitare) d’une manière à la fois classique et expérimentale, revisitant Duke Ellington avec la même fougue dévastatrice qu’ils déploient dans leurs propres compositions. Truffé de miniatures impressionnistes, cet album fait tout de même la part belle à un soul jazz façon seventies mais réinventé avec toute la liberté qu’on pouvait attendre de ces trois jeunes fouineurs modernistes : les rythmes s’accélèrent, se démultiplient et se déguisent joyeusement sous des couleurs variées ; les lignes de basse, d’une clarté éblouissante, ne perdent pas une occasion de s’échapper ; et les parties de clavier (le plus souvent des pianos antiques et des orgues électriques) oscillent entre free gospel rétro et jazz funk déjanté. Dire que Medeski, Martin & Wood possèdent une technique de jeu irréprochable serait bien restrictif tant leur propos est riche en idées nouvelles. De nouveauté, oui, c’est bien de cela qu’il s’agit, et l’écoute de leur troisième album Shack-man, enregistré en juin 1996 ne pourra que confirmer cette constatation : Medeski, Martin & Wood sont de ces musiciens qui apportent un sang neuf à un jazz qui aurait tendance à se mordre la queue, tant il insiste à s’enfermer dans un conservatisme stérile et sans surprise. Car la tradition, notre trio s’en sert précisément comme d’une base à leurs expérimentations, ils l’utilisent pour exprimer encore plus clairement leur engagement dans la musique de notre époque. Un parfait exemple en serait la première composition de Shack-man intitulé

  If There Nobody...1 

, une reprise d’un vieux traditionnel gospel dans laquelle Medeski, après une première partie très propre à l’orgue Hammond, s’empresse de fuir à couvert de distorsions sur le terrain d’une improvisation free sans concession. Mais quoi qu’il en soit Shack-man est à proprement parlé moins expérimental que l’album précédant ... Mais tout aussi funky ! Alors si vous avez besoin d’un bon petit bol d’air frais, laissez-vous tenter et découvrez sans plus attendre la musique de Medeski, Martin & Wood décidément l’une des plus excitantes qu’il nous ait été donné d’entendre durant les années 90.

Grandmaster DJ X / Scratch n° 7 / 1997

Medeski, Martin & Wood
« It’s A Jungle In Here »
« Friday Afternoon In The Universe »
« Shack-man »

John Medeski & Fiuczynski
« Lunar crush »

tous chez Gramavision

Jazz

Jamaaladeen TACUMA

Grand virtuose de la basse électrique, ce disciple d’Ornette Coleman sort en (…)

Jamaaladeen Tacuma, de son vrai nom Rudy Mc Daniel, naît à New York en 1956. Tout petit déjà, il subit l’influence des orchestres de soul régionaux, mais aussi d’artistes qu’il a l’occasion de voir en concert, comme The Temptations, James Brown ou Stevie Wonder. Dès l’âge de douze ans, le jeune Rudy a bien l’intention de faire carrière dans la musique et il devient le chanteur du groupe de rhythm & blues de son école. Il se met ensuite à travailler la basse et prend des cours. Ses goûts sont alors plus orientés vers la musique de John Coltrane et le jazz fusion de l’époque. Très vite, il se met à taquiner les quatre cordes et on le voit dans de nombreux groupes locaux. 1973 sera l’année de ses débuts professionnels aux côtés de l’organiste / saxophoniste Charles Earland, qui le mettra dehors vite fait en lui reprochant de prendre trop souvent la vedette. Peu après, Reggie Lucas le remarque et le recommande à Ornette Coleman. Après audition, Ornette l’engage et Rudy devient le bassiste du Prime Time Band, avec qui il enregistre et tourne abondamment. Entre temps, en 1976, il découvre l’Islam et prend le nom de Jamaaladeen (trad : beauté de la foi). Suivent plusieurs expériences en duo et avec ses groupes Jamaal (formation harmolodique inspirée par la musique d’Ornette Coleman) et Cosmetic (groupe funk plus commercial). En 1983, il enregistre son premier album solo : Show Stopper. L’influence d’Ornette est très présente dans ce disque et l’on y retrouve, entre autres, Julius Hemphill, Olu Dara et James Blood Ulmer. Il est suivi de peu par Renaissance man, dont une face est consacrée à son groupe Jamaal ; sur l’autre, on retrouve une pléiade d’excellents musiciens parmi lesquels Ornette Coleman en personne, David Murray et Vernon Reid. Tout en continuant à jouer au sein du Prime Time, Jamaaladeen donne alors à sa carrière solo une orientation plus funky et sa musique souffrira parfois de l’apport d’éléments commerciaux.

En 1988, il quitte la formation d’Ornette Coleman et sort Jukebox, avec le guitariste Ronnie Drayton et le saxophoniste Byard Lancaster. Suivront plusieurs disques en duo, avec le batteur Dennis Alston et surtout le saxophoniste Wolfgang Puschnig, aux côtés de qui on ne cessera de l’entendre désormais. En effet, avec Puschnig et la chanteuse Linda Sharrock, il participe à plusieurs projets de fusions world ou hip-hop.

En 1996, Tacuma sort un album lumineux où l’on retrouve les influences multiples qui l’ont habitées durant toute sa carrière de musicien. Y sont revisitées d’ailleurs plusieurs compositions déjà développées par le passé :

  Sunk in the Funk 

, Let’s Have A Good Time, Flash Back. En fait, sa musique retrouve l’énergie brute qu’elle avait parfois délaissée ces dernières années. Des parties de guitares débridées, une frappe de batterie souvent puissante, ce funk hybride empreinte autant au jazz Colemanien qu’à un black rock tel que le jouait James Blood Ulmer à ses débuts. Et à coté de ces puissantes machines harmolodiques, quelques compositions atypiques nous font découvrir d’autres facettes du bassiste, comme Sly, un hommage funky au grand Sly Stone bien sûr, ou Dreamscape, le morceau qui donne son titre à l’album, où la récitation d’Ursula Rucker se pose sur un beat hip-hop bizarroïde. Oui, Dreamscape est sans aucun doute l’un des tout meilleurs albums solos de Jamaaladeen Tacuma, un jalon essentiel dans une carrière à la fois riche et inégale.

Grandmaster DJ X (Scratch n°3 / 1996)

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