Bill Cosby dit de ses compositions qu’elles sont un croisement entre Hendrix et Miles.
La chanteuse jazz Rachel Ferrell dit aussi de celui qui l’a accompagnée sur sa tournée de promotion pour ses débuts chez Capitol en 1994 qu’il « a un instinct incroyable et une capacité innée à servir la musique. En une seule chanson, il peut déployer toutes les gammes d’émotion sur sa guitare. »
Le docteur Huxtable s’y connaît sûrement en musique, sûrement plus en tout cas que Bill Cosby en obstétrique puisque son feuilleton a souvent accueilli la fine fleur de la musique américaine, de Lester Bowie à BB King en passant par Max Roach. Si son croisement entre Hendrix et Miles ne nous renseigne pas plus que ça sur la musique de Jef Lee Johnson, il a au moins le mérite de montrer que ce chanteur guitariste d’exception n’est pas un inconnu pour tout le monde. Enfin presque, parce qu’avec deux albums solos à son actif et une distribution plus confidentielle que les dessous de l’assassinât d’un député varois, par exemple, Jef Lee Johnson n’en reste pas moins un inconnu de par chez nous. Son premier album ne fut que très vaguement distribué en France. Comme le dit l’adage, nul n’est prophète en son pays et nul n’est souvent non plus prophète chez les autres. Enfin, tout ça pour dire que Jef Lee Johnson est encore un inconnu, illustre certes quand on voit ses références discographiques impressionnantes puisqu’il a joué avec Mc Coy Tyner, Sister Sledge, Chaka Khan, Will Downing et Ronald Shannon Jackson… Les albums de Jef Lee Johnson sont des trésors inestimables qu’il est inconcevable de cacher plus longtemps aux yeux du peuple. Il est vrai que certaines collaborations jazz dans sa discographie peuvent faire peur aux oreilles peu habituées, par exemple, aux déconstructivisme groove et heavy rock du Ronald Shannon Jackson Decoding Society dans lequel Johnson a évolué. Formidable vivier à guitaristes novateurs duquel sont issus Vernon Reid, Rick Iannacone, Johnson et bien d’autres, le Decoding Society reste quand même difficile d’accès et sa confidentialité relative est en tout cas, si ce n’est juste, beaucoup plus logique que celle dont souffrent les deux albums disponibles de Jeff Lee. Sa musique, contrairement au Decoding Society, est facile d’accès et populaire dans le sens noble du terme. De cette expérience jazz faisant plus que quelques fois friser le free, Jef Lee a gardé une grande liberté de circulation sur le territoire harmonique. Ses solos profondément ancrés utilisent avec bon goût les avancées musicales XXème siècle, créant ainsi une voix hautement originale et reconnaissable entre mille. Les morceaux eux-mêmes sont à l’image des solos de guitares. Ma musique peut faire beaucoup de bruit déclarait Johnson au magazine américain Guitar Player. Elle repose sur le blues mais ne copie pas Elmore Jones ou Buddy Guy. Elle a plusieurs couleurs et évolue sur d’autres critères que les traditionnels trois accords I IV V du blues. C’est du blues psychotique ! Blues psychotique, c’est vrai, mais ça ne doit pas faire oublier le funk, la pop, le rock qui se mêlent avec un tact incroyable chez cet artiste au goût sûr. La liberté acquise auprès des grands du jazz cités en début d’article, mais aussi le travail aux côtés d’artistes plus conventionnels tels que Huey Lewis, Leon Russel, Aretha, ont donné aux deux albums de Jef Lee cette qualité improbable, mélange d’un savoir harmonique au service d’une originalité réelle et sincère et d’un flair pour les mélodies accrocheuses même si elles évoluent sur des constructions hautement personnelles. Jef Lee semble être à son aise et surtout être lui-même dans plein de contextes différents : de la country (juste une influence) au hip-hop (il a participé à la B.O. de Clockers de Spike Lee). A part que tout ça, c’est de la tchatche, ça nous dit pas grand chose sur la musique en question, alors je vais me mettre à parler des albums, à savoir Blue sorti en 1995 et Communion sorti en 1997. Commençons voir par Blue, produit par Peter Wetherbee (le bras droit de Bill Laswell) et Mr Johnson lui-même. Ce n’est pas de la démagogie que de dire que “Blue” comporte ou moins quatorze chef-d’oeuvres, une voix chaude pleine d’humour et de feu intérieur, des guitares d’orfèvres, et qu’un sentiment général de chaleur bienfaisante s’en dégage à chaque écoute. Blue reste quand même mon préféré des deux pour son côté familier. Il fait bon s’écouter un album comme ça à la maison, ça te meuble l’espace sonore avec classe. Tour à tour énervées, caressantes mais toujours poignantes, les compositions de Jef peuvent plaire à un maximum d’oreilles sincères. Ecoutez le blues mineur Ain’t Seen Irene, laissez vous emporter dans le labyrinthe fascinant de You Jumped The Gun Again, superbes morceaux aux harmonies inédites et pourtant chantable en chœur avec le disque, ou hochez la tête d’indignation à l’écoute de Seems For No Reason qui décrit la révolte finale de quelqu’un face à ceux qui lui font sentir qu’ils lui sont supérieurs (patrons, pontes locaux…). Ou enfin, vibrez sur le solo halluciné de Jungle que vous finirez par fredonner tellement il est limpide et définitif. Avec le deuxième album Communion, Johnson a été signé par DIW, la classieuse maison japonaise à gros moyens qui s’y connaît pour sortir des sentiers battus, même si, comme le disait David Murray : “Ils ne veulent que des noms”. Enfin, cela prouve au moins qu’il aura eu une reconnaissance du milieu. Si Communion retient encore un peu de cette chaleur languissante digne des villes Louisianaises et de bayous paresseux (bien que Jef Lee Johnson soit originaire de Philadelphie) qui coulaient dans les sillons de Blue, cet album est plus minimal, plus austère. Le contenu n’en est pas moins intéressant. De superbes morceaux parsèment ce disque qui nique à l’aise la production néo-pseudo-blues dont je tairai le nom des protagonistes pour ne pas m’aliéner des amateurs potentiels de l’oeuvre de Jef. Sur cet album, il a tout joué, produit et mixé. C’est son choix et c’est peut-être pour ça que le disque sonne moins chaud que Blue où Jef jouait avec son trio. A l’époque, il déclarait : “Mon power trio est au coeur de ce que je fais, ça fait longtemps que je suis prêt à jouer mes morceaux et c’est la bonne formule.” Moins flamboyant que Blue, peut-être pour cette raison, Communion s’annonce quand même comme un des albums de l’année 1997, avec des perles telles que How True Are You et Suspicious. A noter une reprise hilarante du célèbre Giant Steps de John Coltrane, casse-tête régulier des étudiants des divers conservatoires de jazz, dont il faut dire qu’il est difficile de donner une version nouvelle convaincante tant celle de Coltrane semble définitive. Jef Lee Johnson, lui, y parvient avec cet humour pince-sans-rire qui semble être le sien, il en fait une adaptation country ragtime dilatée, avec accompagnement à la Chet Atkins, thème joué à la guitare slide et solo trop comique. Sur Communion, Jef nous file en bonus trois morceaux qui étaient déjà sur Blue interprétés différemment. Le superbe You Jumped The Gun Again, le sympathique Feel So Fine (dédié à John Lennon) et une version déjantée de Jungle (avec ligne trash-lent de guitare en filigrane) trop strange. Peut-être a-t-il inclus ces trois morceaux pour nous rappeler son superbe album Blue passé inaperçu, et avec le secret espoir de le voir bien distribué et compris. Pour cela, comme avec les albums de Jean-Paul Bourelly (les deux guitaristes chanteurs ont beaucoup de points communs : leur classe, leur liberté, leur spiritualité, leur intelligence et j’en passe), il faut faire le siège de votre disquaire.
DJ Stiff
Blue
(Coconut Grove)
Communion
(DIW)